Liège-Décroissance

La réalité invisibilisée de l’énergie nucléaire

Le grand secret du monde universitaire est que
la plupart des recherches sont secrètes

Kate Brown

Kate Brown est professeure d’histoire au département Science, technologie et société du Massachusetts Institute of Technology. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages primés, dont Plutopia : Nuclear Families in Atomic Cities and the Great Soviet and American Plutonium Disasters (2013). Son dernier livre, Manual for Survival: A Chernobyl Guide to the Future (2019), est finaliste du National Book Critics Circle Award 2020. Ce dernier a été traduit en français sous le titre Tchernobyl par la preuve – Vivre avec le désastre et après (Actes Sud, 2021, 528 pages).

Publié en 2020 dans Academe, la revue l’aaup (American Association of University Professors) et en 2023 sur le site de Beyond Nuclear International
Traduction et notes : Francis Leboutte (14 janviers 2024, Liège-Décroissance)

 

En 1987, un an après l’accident de Tchernobyl, l’association étasunienne de radioprotection (US Health Physics Society) s’est réunie à Columbia, dans le Maryland. Les professionnels de la radioprotection sont des scientifiques chargés de la protection radiologique dans les centrales nucléaires, les usines d’armement nucléaire et les hôpitaux. Ils sont sollicités en cas d’accident nucléaire. L’orateur principal de la conférence était un représentant du ministère étasunien de l’Énergie (United States Department of Energy – DOE) ; le titre de son intervention s’inspirait d’une analogie sportive : « Radiation : L’attaque et la défense ». Passant des métaphores à la géopolitique, l’orateur a annoncé à la salle des professionnels du nucléaire que son discours équivalait à « la ligne du parti ». La plus grande menace pour les industries nucléaires, a-t-il dit aux professionnels réunis, n’est pas la multiplication des catastrophes comme celles de Tchernobyl et de Three Mile Island, mais les poursuites judiciaires.

La plus grande menace pour les industries nucléaires
n’est pas la multiplication des catastrophes
comme celles de Tchernobyl et de Three Mile Island,
mais les poursuites judiciaires.

Après le discours du représentant du DOE, des avocats du ministère de la Justice (US Department of Justice – DOJ) se sont réunis en petits groupes avec les professionnels de la radioprotection pour les préparer à servir de « témoins experts » contre les plaignants qui poursuivent le gouvernement étasunien pour de présumés problèmes de santé dus à l’exposition à la radioactivité émise lors de la production et des essais d’armes nucléaires pendant la guerre froide. C’est bien cela : le ministère de l’Énergie et le ministère de la Justice préparaient des citoyens à défendre le gouvernement étasunien et ses entreprises sous-traitantes en tant qu’experts scientifiques « objectifs » devant les tribunaux.

Le ministère de l’Énergie et le ministère de la Justice préparaient des citoyens à défendre le gouvernement
et ses entreprises sous-traitantes en tant
qu’experts scientifiques « objectifs » devant les tribunaux.

La radioprotection est un domaine extrêmement important pour notre vie quotidienne. Les professionnels de la radioprotection établissent des normes de radioprotection et évaluent les dommages causés par les urgences nucléaires. Ils déterminent comment les radiologues doivent régler les tomodensitomètres (scanners) et les autres appareils à rayons X. Ils calculent dans quelle mesure nos aliments peuvent être radioactifs (et nos aliments sont souvent radioactifs). Ils déterminent les niveaux acceptables de rayonnement sur nos lieux de travail, dans l’environnement, dans l’eau et dans l’air. Malgré son importance, telle qu’elle est pratiquée dans les laboratoires universitaires et les organisations gouvernementales, la radioprotection est loin d’être une science indépendante engagée dans la poursuite objective et ouverte de la connaissance.

Une science compromise

Le domaine de la radioprotection est apparu dans le cadre du projet Manhattan de la mise au point des premières bombes atomiques. Il s’est ensuite propagé en dehors des États-Unis. Au cours des soixante-quinze dernières années, la grande majorité des professionnels de la radioprotection ont été employés par des agences nucléaires nationales ou par des universités dont les recherches sont financées par ces mêmes agences nucléaires nationales. Même si les universitaires aiment faire la distinction entre la recherche universitaire apolitique et la recherche rémunérée et politisée en dehors de l’université, ces distinctions n’avaient guère de sens pendant la guerre froide. Aux États-Unis, de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, les subventions fédérales ont financé 70 % de la recherche universitaire. Les principaux bailleurs fédéraux étaient le ministère de la Défense (United States Department of Defense – DOD), la Commission de l’énergie atomique (US Atomic Energy Commission – AEC) et une douzaine d’agences fédérales de sécurité.

L’historien Peter Galison a estimé en 2004 que le volume des recherches classifiées dépassait de cinq à dix fois celui de la littérature ouverte au public dans les bibliothèques étasuniennes. En d’autres termes, pour chaque article publié par des universitaires étasuniens dans des revues ouvertes, cinq à dix articles étaient classés dans des archives accessibles uniquement aux 4 millions d’Étasuniens bénéficiant d’une habilitation de sécurité. Souvent, les mêmes chercheurs ont rédigé à la fois des travaux ouverts et des travaux classifiés. La radioprotection a bénéficié des largesses du Pentagone et de la Commission de l’énergie atomique, lesquels produisaient des armes nucléaires pour les arsenaux étasuniens. En conséquence, le domaine a souffert d’un cloisonnement de la connaissance, ce qui a eu un impact majeur sur notre capacité à évaluer et à répondre aux urgences nucléaires et à la contamination radioactive quotidienne.

L’examen de l’évolution des connaissances dans le domaine de la radioprotection montre comment un véritable rejet des faits a joué un rôle majeur dans cette branche de la science. Plus généralement, il démontre que la frontière entre la recherche ouverte et la recherche classifiée est un élément essentiel, mais rarement reconnu. La réaction des professionnels de la radioprotection internationaux à la catastrophe de Tchernobyl, survenue en Ukraine soviétique le 26 avril 1986, montre que la science est fortement politisée. L’histoire révèle que la culture des « faits alternatifs »[1] propagée par les États n’est pas nouvelle, mais qu’elle est profondément enracinée dans le XXe siècle[2].

Tchernobyl est survenu à un moment difficile pour les professionnels du nucléaire. Alors que la guerre froide touchait à sa fin, les procès se multipliaient. Dans les années 80, les habitants des îles Marshall, dont les maisons avaient été détruites par des essais nucléaires et dont les corps avaient l’objet d’études médicales classifiées par des scientifiques sous contrat avec l’Agence de l’énergie atomique, sont allés devant les tribunaux. Dans l’Utah et le Nevada, ceux qui vivaient sous le vent du site d’essai du Nevada[3] faisaient la queue pour intenter des actions en justice. Pendant ce temps, la Metropolitan Edison Company, en Pennsylvanie, était poursuivie par des plaignants vivant à proximité de la centrale nucléaire de Three Mile Island, qui avait subi une fusion partielle en 1979. À la fin des années 80, des journalistes et des enquêteurs du Congrès ont commencé à s’intéresser à l’engagement à grande échelle des agences gouvernementales étasuniennes dans des expérimentations de l’effet des radiations sur des cobayes humains, qui consistaient notamment à exposer des dizaines de milliers de soldats à des explosions nucléaires. Ces actions en justice et ces enquêtes constituaient une menace existentielle pour les industries nucléaires, civiles et militaires. Tchernobyl a remis en question les déclarations de l’industrie selon lesquelles l’énergie nucléaire est plus sûre que le charbon, l’avion ou la vie en haute altitude à Denver. Hans Blix, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)[4], a déclaré au conseil d’administration de l’AIEA quelques semaines après les explosions de Tchernobyl : « Je crains que le grand public ne croie plus à l’affirmation selon laquelle le risque d’un accident grave est si faible qu’il en est presque négligeable ».

La radioactivité n’étant perceptible par aucun de nos sens, nous nous en remettons aux scientifiques et à leurs technologies pour évaluer les rayonnements ionisants[5] et analyser leurs effets sur les organismes biologiques. En 1986, l’étude sur la durée de vie des survivants japonais de la bombe (l’étude Japanese Life Span), vieille de trois décennies, a servi en Occident d’« étalon-or » pour l’exposition aux rayonnements. Elle est devenue la référence principale dans les procès concernant les dommages causés à la santé par les contaminants radioactifs. L’étude sur la durée de vie a débuté en 1950. Au cours des décennies suivantes, des scientifiques étasuniens et japonais ont suivi des survivants de la bombe et leur progéniture, à la recherche d’éventuels effets sur la santé de l’exposition aux explosions de la bombe. En 1986, le groupe avait détecté une augmentation significative d’une poignée de cancers et, étonnamment, aucune anomalie congénitale, alors que les généticiens s’y attendaient.

L’étude Japanese Life Span a permis aux scientifiques d’en apprendre beaucoup sur les effets d’une exposition unique à une explosion de radiations d’une ampleur exceptionnelle et d’une durée inférieure à une seconde, mais peu sur l’impact de faibles doses chroniques de radioactivité, le type d’exposition lié à l’accident de Tchernobyl et aux poursuites judiciaires en cours aux États-Unis. À l’époque, comme aujourd’hui, les scientifiques ont avoué qu’ils en savaient très peu sur les effets des faibles doses de radioactivité sur la santé humaine. C’est pourquoi, après Tchernobyl, les principaux administrateurs scientifiques des agences des Nations unies et des agences nationales de santé ont demandé que l’accident de Tchernobyl soit utilisé pour réaliser une étude épidémiologique à long terme et à grande échelle afin de déterminer les effets de faibles doses de rayonnement sur la santé humaine. Malheureusement, ces demandes sont restées lettre morte dans un premier temps, car les autorités soviétiques ont affirmé que les dommages sanitaires se limitaient aux deux douzaines de pompiers décédés d’une intoxication aiguë par les radiations. Ils ont insisté sur le fait qu’ils surveillaient la santé des résidents voisins et qu’ils n’avaient constaté aucun changement dans leur état de santé. Les porte-parole soviétiques ont déclaré à la communauté internationale qu’ils n’avaient pas besoin d’aide, merci beaucoup.

La connaissance compartimentée

La radioprotection, un domaine moribond à l’Ouest et secret en Union soviétique, est soudainement apparue sous les feux de la rampe après l’accident de Tchernobyl. Les archives montrent que deux corpus de connaissances sur les effets de faibles doses de rayonnements sur la santé humaine sont apparus à la suite de cet accident. Les professionnels de la radioprotection occidentaux se sont orientés vers l’étude Japanese Life Span, tandis que les professionnels de la radioprotection soviétiques travaillaient dans des cliniques spécialisées et fermées et produisaient des documents qui, pour la plupart, étaient disposés dans des bibliothèques inaccessibles au public. Quelques mois après l’accident, les professionnels de la radioprotection occidentaux – extrapolant à partir d’Hiroshima – ont annoncé que, compte tenu des niveaux de radioactivité déclarés lors de l’accident, ils ne s’attendaient à aucun problème de santé détectable. Du côté soviétique, les porte-parole ont donné de vagues assurances, mais les scientifiques sont restés silencieux. Pour des raisons de sécurité, les professionnels de la radioprotection soviétiques ne sont pas montés à la tribune. De toute façon, ils étaient occupés.

Derrière le rideau de fer, les scientifiques soviétiques proches de l’accident se sont discrètement mis au travail pour évaluer l’ampleur des dégâts. Quelques jours après l’accident, Anatolii Romanenko, ministre ukrainien de la Santé, a convoqué des brigades médicales pour examiner les personnes évacuées et les villageois des zones contaminées. Plusieurs milliers de médecins et d’infirmières se sont déployés dans la campagne soviétique. Cet effort aurait été inimaginable en dehors d’un État socialiste hautement qualifié dans l’art de la mobilisation de masse. Rien qu’en Ukraine, les médecins ont examiné soixante-dix mille enfants et plus de cent mille adultes au cours de l’été qui a suivi l’accident. Les personnes considérées comme ayant reçu des doses élevées ont été envoyées dans des hôpitaux à Kiev, Leningrad et Moscou. Un mois après l’accident, le nombre de citoyens hospitalisés s’élevait à plusieurs dizaines de milliers.

Pendant les cinq années qui ont suivi, soit les dernières années de l’Union soviétique, des médecins et des chercheurs en Ukraine et au Belarus ont suivi les statistiques sanitaires dans les régions contaminées. Chaque année, ils ont publié les résultats dans des documents classifiés. Leurs rapports montrent qu’après l’accident, la fréquence des problèmes de santé dans cinq grandes catégories de maladies a augmenté chaque année. Les médecins soviétiques n’avaient pas accès aux mesures de la radioactivité ambiante dans l’environnement et dans la chaîne alimentaire, car ces informations étaient classifiées. Ils ont utilisé le corps de leurs patients comme baromètre biologique pour déterminer les doses de radioactivité. Les médecins ont compté les globules blancs et rouges, placé des compteurs de détection des radiations sur la thyroïde de leurs patients, mesuré la tension artérielle et analysé l’urine. Ils recherchaient les lésions chromosomiques dans les cellules sanguines et les traces de radioactivité dans l’émail des dents. À l’aide de ces biomarqueurs, les médecins soviétiques ont déterminé les doses de radioactivité que leurs patients avaient reçues de l’extérieur et ingérées de l’intérieur. Les médecins ont calculé la gamme d’isotopes radioactifs logés dans le corps de leurs patients. Un général du KGB qui dirigeait sa propre clinique à Kiev pour les agents du KGB et leurs familles a compté douze isotopes radioactifs différents dans les organes et les tissus de ses patients.

En 1986, dans la Biélorussie voisine, qui a reçu la majorité des retombées de Tchernobyl, des scientifiques de l’Académie des sciences de Biélorussie ont mis en place des études cas-témoins pour suivre en temps réel l’impact sur la santé des enfants et des femmes enceintes, deux populations jugées particulièrement vulnérables. L’académie a également commandé des dizaines d’études sur la contamination radioactive de l’atmosphère, des sols, des plantes, des produits agricoles et du bétail. Ces études s’appuyaient sur un ensemble de connaissances que les scientifiques soviétiques avaient développées clandestinement pendant quatre décennies dans des cliniques situées à proximité d’installations nucléaires secrètes qui avaient subi un grand nombre d’accidents et de déversements d’effluents radioactifs au cours de la course à la production d’armes pendant la guerre froide. En avril 1989, Evgeny Konoplya Fedorovich, le respecté directeur de l’Institut de radiobiologie de l’Académie des sciences de Biélorussie a envoyé à Moscou un rapport de vingt-cinq pages qui reflétait la renaissance de la science dans les domaines de la radioécologie et de la radiobiologie qui avaient prospéré dans les régions contaminées à la suite de la catastrophe de Tchernobyl. Evgeny Konoplya y expose les conclusions de son Institut de radiobiologie.

Presque tout le territoire du Belarus a été contaminé, écrit Konoplya, à l’exception de quelques régions septentrionales. La contamination se présente sous la forme d’une mosaïque, les niveaux de radiation variant de dix à vingt fois dans des zones situées à quelques kilomètres les unes des autres. Même à de grandes distances de l’usine, ils ont trouvé des zones de cinquante à cent curies par kilomètre carré dans la couche arable (un curie est considéré comme la valeur limite de sûreté)[6]. En analysant les corps des personnes décédées entre 1986 et 1988 dans les provinces les plus touchées, les scientifiques biélorusses ont appris que le césium et le ruthénium radioactifs s’étaient accumulés dans la rate et les muscles, le strontium dans les os et le plutonium dans les poumons, le foie et les reins. Il est inquiétant de constater qu’il n’y a pas de lien entre les niveaux d’isotopes accumulés dans les corps et la contamination radioactive des territoires. Toutes les dépouilles de la province de Gomel présentaient des accumulations presque identiques, tandis que les dépouilles de Vitebsk, dont les taux de radiation étaient bien inférieurs, présentaient encore des niveaux étonnamment élevés d’isotopes radioactifs. Les scientifiques ont attribué cette énigme à la migration de la contamination radioactive le long des voies alimentaires. L’étude a montré que la majeure partie de l’exposition reçue par les personnes était due à une exposition interne par ingestion de radioactivité, et non à une exposition externe aux rayons gamma présents dans l’environnement.

Les examens médicaux des habitants des régions contaminées ont révélé une augmentation significative du nombre général de mutations chromosomiques chez les nouveau-nés, et la fréquence des malformations congénitales dans le sud du Belarus s’est avérée nettement supérieure à celle du groupe témoin. En termes de santé générale, Konoplya a indiqué que les adultes présentaient une augmentation des maladies du système circulatoire, de l’hypertension, des maladies coronariennes, des crises cardiaques et des problèmes myocardiques, ainsi qu’une augmentation des maladies respiratoires. Chez les enfants, on observe une augmentation des cas de maladies respiratoires et neurologiques chroniques, d’anémie et de troubles de la thyroïde, des adénoïdes et des ganglions lymphatiques. Konoplya a reconnu que l’augmentation des taux de diagnostic des maladies pouvait être liée à une vigilance médicale accrue, mais il a souligné que les taux avaient augmenté régulièrement au cours de chacune des trois années. Les équipes biélorusses ont constaté des troubles objectifs des fonctions corporelles (système immunitaire, système sanguin et glandes endocrines) et ont découvert des changements similaires chez les animaux de laboratoire. Les médecins des régions contaminées ayant abandonné leur travail, les hôpitaux fonctionnaient en demi-effectif, de sorte qu’il y avait vraisemblablement une sous-détection des maladies plutôt qu’une surdétection. Tous ces éléments ont conduit l’équipe biélorusse à soupçonner que l’exposition à la radioactivité était en cause.

Les ministres soviétiques de la Santé publique ont supprimé cette information, ce qui était facile à faire puisque toutes les données sanitaires de Tchernobyl ont été soumises à des restrictions de sécurité jusqu’en juin 1989. Une fois la censure levée, les ministres de la Santé du Belarus et de l’Ukraine ont commencé à exprimer leurs inquiétudes à l’étranger, utilisant leur siège aux Nations unies comme tribune pour déclarer qu’ils étaient confrontés à une catastrophe de santé publique. Ils ont demandé, par-dessus la tête des dirigeants de Moscou, une aide internationale.

La diplomatie rebelle de l’Ukraine et de la Biélorussie posait un véritable problème au Kremlin. Depuis 1986, les responsables soviétiques affirmaient que les retombées de Tchernobyl étaient contenues et que l’exposition des citoyens n’était pas dangereuse. Après avoir dépensé des milliards de roubles pour le nettoyage, ils ont cherché en 1989 à clore le chapitre de Tchernobyl et à passer à autre chose. Face à la rébellion des scientifiques et des foules en Ukraine et en Biélorussie, les dirigeants de Moscou ont appelé à l’aide. Conscients que les éminents porte-parole soviétiques de la catastrophe de Tchernobyl avaient perdu la confiance du public, ils ont demandé à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) des Nations unies, qui s’occupe des questions de sécurité et de santé publiques, d’évaluer la sécurité des habitants vivant dans les territoires contaminés.

L’OMS a envoyé trois experts nucléaires dans les zones contaminées en 1989. Ils sont suivis par des journalistes et des caméras de télévision soviétiques. Après une tournée de dix jours, les experts ont soutenu la ligne du parti de Moscou : la situation était sous contrôle et les doses reçues par les habitants étaient trop faibles pour que l’on puisse s’attendre à détecter des problèmes de santé à l’avenir. Les consultants de l’OMS ont même déclaré que le gouvernement soviétique pouvait en toute sécurité doubler ou tripler la dose officielle autorisée. Avant de partir, ils ont réprimandé les chercheurs biélorusses pour leur manque de rigueur scientifique.

Personne n’a pris au sérieux cette « évaluation indépendante » de dix jours. Les experts de l’OMS n’ont fait que passer pour des valets de Moscou. En octobre 1989, les dirigeants moscovites ont fait une nouvelle tentative en invitant l’AIEA à procéder à une seconde évaluation de l’impact de l’accident sur l’environnement et la santé. L’administrateur de l’AIEA, Abel Gonzalez, craignant que la mission de son agence, qui consiste à promouvoir les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire, ne la fasse passer pour une partie intéressée, créait le Projet International Tchernobyl [International Chernobyl Project] afin d’obtenir la participation d’autres agences des Nations unies apparemment désintéressées. Le bureau de Gonzalez a recruté deux cents scientifiques volontaires pour prendre un « instantané » de la situation à Tchernobyl et tirer des conclusions avant la fin de l’année 1990.

Le scientifique étasunien Fred Mettler, qui a passé la majeure partie de sa carrière à travailler dans les laboratoires de la Commission de l’énergie atomique[7], a dirigé le groupe santé du Projet International Tchernobyl. Il a rapidement élaboré un protocole pour une étude cas-témoins. Ce protocole n’a pas fait l’objet d’un examen par les pairs. Les consultants de l’ONU ont sélectionné au hasard huit cents cas vivant dans des zones contaminées et huit cents témoins vivant à proximité. Mettler rapporte que son groupe « a tout cherché : cancers, maladies, malformations congénitales ». Il ne disposait d’aucune base de recherche pour évaluer les données recueillies par ses équipes, car il n’existait pas d’études à long terme accessibles au public sur les personnes exposées à de faibles doses chroniques. Il ne disposait pas non plus des mesures de radioactivité effectuées par les médecins soviétiques sur les corps de leurs patients. Les services de renseignement du KGB considéraient ces données comme une propriété intellectuelle soviétique et ne les ont pas partagées avec les experts en visite. En fait, quatre ordinateurs contenant ces informations sur les doses ont été volés, disquettes comprises, au cours de l’été des premières visites des experts de l’AIEA.

Pour Mettler et d’autres experts de l’AIEA, l’absence de mesures en temps réel de l’exposition des sujets étudiés n’était pas un obstacle. En fait, la situation était similaire à celle des études sur Hiroshima et Nagasaki, qui avaient commencé cinq ans après le bombardement. Une étude sur la population vivant sous le vent du site d’essai du Nevada avait également débuté de nombreuses années après l’exposition. Les professionnels de la radioprotection ont depuis longtemps l’habitude d’estimer rétroactivement les doses reçues par les patients en prenant des mesures, non pas dans les corps, comme le faisaient les médecins soviétiques, mais dans l’environnement. À partir des niveaux ambiants de radioactivité, les consultants de l’AIEA ont calculé les doses reçues par les populations sur la base d’une estimation des quantités moyennes et des types d’aliments consommés ainsi que du temps passé à l’extérieur – des informations obtenues en interrogeant les gens sur leur consommation et leurs pratiques quotidiennes habituelles. Une fois qu’ils ont obtenu une « reconstitution des doses », c’est-à-dire une estimation des doses probablement reçues, ils ont calculé comment ces doses affectaient la santé en extrapolant les conséquences sanitaires d’Hiroshima à Tchernobyl. Cette extrapolation revient à considérer l’importante dose externe de rayons gamma et X reçue à Hiroshima comme une exposition universelle comparable aux expositions internes lentes et de faible niveau des survivants de Tchernobyl.

Mais les doses de Tchernobyl, ont protesté les scientifiques biélorusses, sont très différentes de celles des survivants de la bombe. Ils ont informé les scientifiques de l’AIEA en visite qu’une grande partie du danger ne provenait pas des rayons gamma externes, mais des isotopes radioactifs ingérés, certains sous forme de particules chaudes[8] inhalées, qui, selon eux, causaient des dommages à des doses plusieurs fois inférieures à celles des expositions externes. Les chercheurs de l’AIEA, ont-ils souligné, ont pris pour argent comptant les déclarations des responsables moscovites selon lesquelles toutes les personnes vivant dans les zones contaminées mangeaient des aliments propres expédiés d’ailleurs. Comme les chercheurs biélorusses l’avaient déjà constaté, les dépouilles de la province de Vitbesk, relativement propres, présentaient pratiquement les mêmes niveaux de radioactivité incorporée que celles des provinces contaminées du sud de la Biélorussie, parce que tous les produits alimentaires en circulation dans le pays étaient radioactifs. Les scientifiques bélarussiens se sont interrogés sur les résultats de l’étude des Nations unies portant sur un petit échantillon de 1600 personnes. Selon les données de l’étude Japanese Life Span, le protocole de l’étude de Tchernobyl ne trouverait que des résultats catastrophiques en matière de santé, et non le large éventail de problèmes de santé aigus et subaigus qu’ils avaient signalés dans les études menées en Biélorussie.

Alors que les équipes de l’ONU effectuaient des examens de la thyroïde sur les enfants sélectionnés pour leur étude cas-témoins, les médecins soviétiques ont remis aux consultants de l’AIEA des biopsies d’un nombre inattendu d’enfants atteints d’un cancer de la thyroïde, vingt à trente fois plus élevé que d’habitude. Il s’agit là d’un résultat catastrophique. Les chercheurs de l’ONU ont douté de la réalité de ces cancers. Les doses étaient trop faibles par rapport à Hiroshima, répétaient-ils. Les cancers sont apparus trop tôt. La période de latence était de cinq à dix ans. Quatre ans après l’accident, calculent-ils, c’est trop tôt pour voir apparaître des cancers, même chez les enfants, dont les cellules se multiplient rapidement.

Les chercheurs soviétiques d’Ukraine et de Biélorussie ne savaient plus où donner de la tête. Ils ne considéraient pas Japanese Life Span comme leur référence ; ils connaissaient à peine ce document. Au lieu de calculer les doses et les conséquences, les chercheurs soviétiques ont encouragé les experts en visite à utiliser les corps des patients et les preuves matérielles telles que les biopsies pour déterminer à la fois les doses et les dommages.

Mais ce n’est pas ainsi que l’épidémiologie des rayonnements était pratiquée à l’Ouest. Les professionnels de la radioprotection partaient du principe que si les doses élevées des bombes atomiques causaient des dommages à la population des survivants, les doses beaucoup plus faibles de Tchernobyl entraîneraient des taux de maladie beaucoup plus faibles, des augmentations de cancers si minimes qu’il serait impossible de les détecter au-dessus des taux de cancer moyens.

En fait, avec l’étude japonaise sur la durée de vie comme référence et une estimation des niveaux de rayonnement ambiant, les chercheurs occidentaux n’ont pas eu besoin de faire une étude ; les doses étaient si faibles, ont-ils conclu, qu’ils ne trouveraient pas d’effets. Une étude réalisée si peu de temps après l’exposition n’apporterait que peu de connaissances utiles. Alors, pourquoi en faire une ? Clarence Lushbaugh, médecin au sein des universités associées d’Oak Ridge, financées par la Commission de l’énergie atomique, a écrit en privé à un collègue en 1980 pour admettre que ce type d’études sur les faibles doses de rayonnement était en grande partie destiné au grand public : « Les travailleurs [du nucléaire] et leur direction doivent être assurés qu’une carrière impliquant une exposition à de faibles niveaux de rayonnements nucléaires n’est pas dangereuse pour la santé… Les résultats d’une telle étude [sur les travailleurs nucléaires étasuniens] pourraient constituer la meilleure contre-mesure à la propagande antinucléaire qui continue à nous inonder tous… Ils seraient immensément utiles pour résoudre les réclamations des travailleurs ». Il incombe au ministère de l’Énergie, successeur de la commission de l’énergie atomique, de financer ces études, poursuit M. Lushbaugh, car si des concurrents tels que le syndicat des travailleurs du nucléaire réalisaient leurs propres études, ils pourraient aboutir à des résultats accablants : « Une étude conçue pour montrer les transgressions de la direction est généralement couronnée de succès ». Lushbaugh soulignait le fait que les paramètres des reconstructions de doses étaient si flexibles qu’ils pouvaient facilement servir des objectifs politiques.

L’AIEA a réalisé une étude semblable à celle proposée par Lushbaugh, conçue pour apaiser les opinions publiques anxieuses en Union soviétique, en Europe et en Amérique du Nord. La brève étude de dix-huit mois s’est conclue par la publication précipitée du rapport final du Projet International Tchernobyl au printemps 1991. Ce rapport estimait que les taux de maladie, bien que plus élevés que prévu, étaient les mêmes dans le groupe témoin et dans le groupe exposé. Il attribue l’excès de problèmes de santé au stress causé par l’exposition aux radiations, ou à ce que les scientifiques appellent la « radiophobie ». Le seul résultat sanitaire observé par les chercheurs de l’ONU était une augmentation ultérieure éventuellement décelable du nombre de cancers de la thyroïde chez les enfants.

Qu’en est-il des cancers de la thyroïde déjà apparus, ont demandé les chercheurs biélorusses et ukrainiens ? Qu’en est-il des biopsies qu’ils ont fournies aux équipes de l’ONU pour qu’elles les vérifient ? Dans les transcriptions de la réunion de 1991 sur le rapport du Projet International Tchernobyl, Mettler a reconnu qu’il avait ramené les biopsies dans son laboratoire du Nouveau-Mexique et qu’elles avaient été « vérifiées ». Malgré ce « fait », le texte du rapport final indique seulement qu’il y a eu des « rumeurs » de cancer pédiatrique de la thyroïde qui étaient « de nature anecdotique ».

Les consultants de l’ONU ont vérifié que le nombre de cancers pédiatriques de la thyroïde avait été multiplié par vingt dans un laboratoire universitaire, puis ont qualifié cette preuve d’« anecdotique ». Pourquoi ont-ils fait cela ? Les consultants de l’ONU étaient des volontaires ; ils travaillaient dans des universités ou des laboratoires gouvernementaux. Ils étaient indépendants de la hiérarchie de l’ONU et ne devaient rien à personne. Peut-être les professionnels de la radioprotection ont-ils refusé des preuves qu’ils avaient eux-mêmes vérifiées parce qu’elles ne correspondaient pas à leurs modèles prédictifs issus de l’étude Japanese Life Span. Il pourrait s’agir d’un cas de slow science, où il faut beaucoup de temps aux chercheurs pour passer d’un paradigme à un autre. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. L’étude Japanese Life Span a été publiée, mais elle est loin d’être la seule recherche sur l’exposition humaine aux contaminants radioactifs.

Les chercheurs de l’équipe de l’ONU qui bénéficiaient d’une habilitation de sécurité avaient accès à des études classifiées qui montraient que 79 % des enfants des îles Marshall exposés aux explosions de bombes étasuniennes avant l’âge de dix ans avaient développé un cancer de la thyroïde. Soixante-dix-neuf pour cent de plusieurs centaines d’enfants étaient atteints d’un cancer de la thyroïde alors que le taux de base était d’un sur un million. Il s’agissait là d’un précédent clair à l’aune duquel on pouvait juger les cancers de Tchernobyl. En 1991, cependant, les études des îles Marshall étaient toujours classifiées. Il en était de même pour l’ensemble des travaux commandés par le gouvernement étasunien concernant les expériences de radiations sur des sujets humains. Les chercheurs bénéficiant d’autorisations de haut niveau connaissaient depuis des décennies l’existence de cancers pédiatriques de la thyroïde à évolution rapide dans les paysages contaminés, mais ils ne pouvaient pas en parler en public.

L’affaire Tchernobyl n’est pas seulement l’illustration de la lenteur de la transmission des progrès scientifiques. Elle montre plutôt comment le fossé entre la recherche classifiée et la recherche non classifiée place les scientifiques dans une dangereuse position de compromission. Les scientifiques bénéficiant d’une habilitation ne pouvaient pas reconnaître les recherches menées dans les Îles Marshall et sur d’autres sujets humains sans s’exposer à des poursuites fédérales pour divulgation de secrets d’État. Les scientifiques russes à Moscou étaient dans la même situation. Les scientifiques français et britanniques ont également dû composer avec le fossé entre la recherche ouverte et la recherche classifiée dans leurs propres institutions.

Et puis il y a eu les procès. Le début de cet article montrait comment les avocats du DOE et du DOJ s’inquiétaient de l’avalanche de procès de l’après-guerre froide et s’efforçaient d’armer les professionnels de la radioprotection en tant que témoins experts pour défendre les intérêts du gouvernement étasunien. L’accident de Tchernobyl a été pris en compte dans ces affaires, car les expositions chroniques à faible dose qu’il a provoquées étaient plus proches du cas des victimes habitant sous le vent des sites d’essai et d’autres cas étasuniens que de ceux de l’étude Japanese Life Span. Reconnaître l’existence d’une épidémie de cancer pédiatrique de la thyroïde dans les territoires de Tchernobyl aurait mis en péril la défense du gouvernement étasunien dans les procès qui étaient en cours à l’époque. Ceux qui habitaient sous le vent des îles Marshall, du site d’essais du Nevada, de Three Mile Island et de l’usine de plutonium de Hanford ont tous indiqué que le cancer de la thyroïde était l’une des principales conséquences de leur exposition sur la santé.

Occasions manquées

En 1996, après que le nombre de cas pédiatriques de cancer de la thyroïde en Ukraine et au Belarus avait atteint des milliers, les agences des Nations unies n’ont plus pu nier l’épidémie. Les scientifiques de l’ONU ont admis qu’ils s’étaient trompés, que Tchernobyl avait déclenché des cancers pédiatriques de la thyroïde plus tôt et de manière plus importante que ne le prévoyaient les études publiées. À la suite de cette annonce, des dizaines d’équipes de recherche se sont empressées de réaliser des études de suivi sur les cancers pédiatriques provoqués par Tchernobyl. Mais qu’en est-il de l’étude épidémiologique à long terme, plus vaste, portant sur un large éventail de conséquences sanitaires de Tchernobyl ? Cette étude promettait de résoudre un grand nombre de questions restées sans réponse sur l’exposition à de faibles doses chroniques de radioactivité.

Les perspectives d’une telle étude semblaient bonnes. Au début des années 90, le Japon a fait don de 20 millions de dollars à l’OMS pour une étude pilote sur les effets de Tchernobyl sur la santé. L’Assemblée générale des Nations unies a créé un groupe de travail ad hoc sur Tchernobyl et s’est attelée à l’organisation d’une campagne de collecte de fonds de 646 millions de dollars (plus d’un milliard de dollars aujourd’hui) pour réinstaller deux cent mille personnes des zones contaminées et financer une très attendue étude épidémiologique à long terme des effets de Tchernobyl sur la santé.

Abel Gonzalez, le fonctionnaire de l’AIEA qui dirigeait le Projet International Tchernobyl, avait demandé que la collecte de fonds des Nations unies ait lieu après la publication de l’évaluation de son groupe. Margaret Anstee, responsable du groupe de travail sur Tchernobyl, a innocemment accepté de reporter la collecte à septembre 1991. Malheureusement, après que l’International Chernobyl Project a annoncé qu’il n’avait trouvé aucun effet détectable sur la santé, la collecte de fonds de Margaret Anstee a échoué. Au lieu de 347 millions de dollars, le groupe de travail a recueilli moins de 6 millions de dollars. Les principaux donateurs, l’Allemagne, les États-Unis et le Japon se sont abstenus, citant l’évaluation de l’absence d’effets de l’AIEA « comme un fait à prendre en compte ». Faute de financement, aucune étude des effets à long terme des faibles doses sur la santé humaine n’a été réalisée. Aujourd’hui encore, les scientifiques affirment que nous savons peu de choses sur les effets à faible dose sur la santé. Ils devraient plutôt dire que nous disposons de peu d’informations dans la littérature ouverte sur les effets à faible dose. Cette distinction entre la littérature ouverte et la littérature classifiée devrait être faite à chaque fois. Il s’agit d’une distinction importante pour ceux qui réfléchissent à la liberté académique et, de fait, à la censure.

Dans les années qui ont suivi, les responsables de l’ONU ont utilisé l’étude hâtive et mal conçue du Projet International Tchernobyl pour affirmer la thèse selon laquelle les seuls problèmes de santé liés à Tchernobyl étaient ceux causés par l’anxiété suscitée par la peur des radiations. Malgré les innombrables preuves provenant d’établissements médicaux soviétiques déclassifiés, les fonctionnaires de l’AIEA et du Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR)[9] ont répété cette affirmation si souvent qu’elle a été prise pour la réalité.

Dans les années qui ont suivi, les responsables de l’ONU ont utilisé l’étude hâtive et mal conçue du Projet International Tchernobyl pour affirmer la thèse selon laquelle les seuls problèmes de santé liés à Tchernobyl étaient ceux causés par l’anxiété suscitée par la peur des radiations.

En 1996, l’UNSCEAR a réalisé un important bilan des recherches sur Tchernobyl. Trois rédacteurs de l’UNSCEAR, dont l’un est le même Fred Mettler qui a dirigé l’évaluation du Projet International Tchernobyl, ont rejeté environ la moitié des études rassemblées pour l’examen. Ces études provenaient en grande partie de rapports de chercheurs soviétiques faisant état de problèmes de santé à grande échelle. Les rédacteurs de l’UNSCEAR ont qualifié ces études de « non vérifiées » et de « bâclées », avec un « contrôle de qualité médiocre », et ont averti que leurs conclusions devaient être « traitées avec prudence ». Les rapporteurs ont résumé la situation en ces termes : « Compte tenu de l’expérience accumulée jusqu’à présent dans les études sur les rayonnements, à moins que les expositions ne soient relativement élevées, il est peu probable que les populations exposées à l’environnement connaissent des incidences nettement accrues d’effets induits par les rayonnements ». Le rapport UNSCEAR de 1996, reprenant l’évaluation initiale de l’AIEA, affirme que les dommages psychologiques et les difficultés économiques sont les causes les plus répandues et les plus probables des problèmes de santé dans les territoires de Tchernobyl. Les rapporteurs de l’UNSCEAR ont recommandé de ne pas réaliser d’études de suivi sur les effets des faibles doses en raison du « niveau de risque vraisemblablement faible ». En 2006, Mettler a rédigé le rapport du Forum Tchernobyl[10], qui reprenait en grande partie les conclusions des rapports publiés par les comités des Nations unies depuis 1986. Le rapport du Forum Tchernobyl est aujourd’hui le plus souvent cité comme l’évaluation des dommages causés par Tchernobyl qui fait autorité.

Officieusement, les autorités ukrainiennes avancent le chiffre de 150 000 morts. Ce chiffre ne concerne que l’Ukraine, et non la Russie ou le Belarus, où 70 % des retombées de Tchernobyl ont atterri.

L’affirmation selon laquelle Tchernobyl a été « la pire catastrophe [nucléaire] de l’histoire de l’humanité » et que seules cinquante-quatre personnes sont mortes est utilisée pour justifier la poursuite de la construction de centrales nucléaires. Ce chiffre, publié dans des documents respectables produits par des agences des Nations unies, est souvent cité, mais il est manifestement erroné. L’État ukrainien verse actuellement des indemnités à trente-cinq mille femmes dont les conjoints sont décédés de problèmes de santé liés à Tchernobyl. Ce chiffre ne tient compte que des décès des hommes qui étaient en âge de se marier et dont l’exposition a été enregistrée. Il n’inclut pas la mortalité des femmes, des jeunes, des nourrissons ou des personnes dont l’exposition n’a pas été documentée. Officieusement, les autorités ukrainiennes avancent le chiffre de 150 000 morts. Ce chiffre ne concerne que l’Ukraine, et non la Russie ou le Belarus, où 70 % des retombées de Tchernobyl ont atterri.

La sous-estimation des dommages causés par Tchernobyl a eu pour conséquence que la quasi-totalité des procès intentés après la guerre froide pour exposition à la radioactivité ont échoué aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Russie. Les humains n’étaient donc pas préparés à la catastrophe suivante. Lorsqu’un tsunami s’est abattu sur la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi en 2011, les dirigeants japonais ont réagi d’une manière étrangement similaire à celle des dirigeants soviétiques. Aujourd’hui, trente-quatre ans après l’accident de Tchernobyl, nous n’avons toujours pas de réponses et nous restons dans l’incertitude.

L’ignorance des expositions à de faibles doses est tragique et loin d’être fortuite, une ignorance qui met à jour le clivage entre la recherche ouverte et la recherche classifiée.

L’ignorance des expositions à de faibles doses est tragique et loin d’être fortuite, une ignorance qui met à jour le clivage entre la recherche ouverte et la recherche classifiée. Nous nous trouvons de part et d’autre d’un gouffre qui sépare ces deux corpus de connaissances. Le fossé entre les faits et les « faits alternatifs » est né de ce profond clivage entre les connaissances ouvertes et les connaissances classifiées, creusé pendant la guerre froide.

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[1] « Faits alternatifs » : mensonges grossiers – les faits « alternatifs » n’existent pas. Une expression en vogue récente due aux communicants du président Donald Trump.

[2] Voir aussi l’ouvrage d’Annie Thebaud-Mony, La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs. La Découverte, 2014.

[3] Le Nevada Test Site (NTS), à une centaine de kilomètres de Las Vegas, a vu l’explosion de plus de 1000 bombes atomiques, entre 1951 et 1992. Plus de 2400 essais nucléaires, dont 543 essais atmosphériques, ont été réalisés par les États-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine entre 1945 et 1980.

[4] L’Agence internationale de l’énergie atomique (en anglais International Atomic Energy Agency, IAEA) est une organisation internationale, sous l’égide de l’ONU. Elle rend un rapport annuel à l’assemblée générale des Nations unies et à chaque fois que demandé par le Conseil de sécurité.

[5] Les rayonnements ionisants sont ceux qui ont suffisamment d’énergie pour ioniser directement la matière traversée, c’est-à-dire en éjecter des électrons. En font partie les rayonnements UVC (ultra-violets de courte longueur d’onde), les rayons X et gamma, etc., tous ceux dont la longueur d’onde est inférieure à 0,1 micron.

[6] Curie : une unité de la radioactivité (combien d’atomes radioactifs se désintègrent au cours d’une période donnée). C’est environ la radioactivité de 1 g de radium 226 ou de 15 g de plutonium 237 c’est-à-dire 37 milliards de désintégrations par seconde ou Becquerels (1 Becquerel égale une désintégration d’atome par seconde). A.V. Yablokov, V.B. Nesterenko, A.V. Nesterenko et N.E. Preobrajenskaya, dans leur livre Tchernobyl (page 23 de ce PDF en français disponible gratuitement), estiment à propos des émissions radioactives de l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl que : « Cette émission, même sans prendre en compte les radionucléides gazeux, a atteint plusieurs centaines de millions de curies, une quantité des centaines de fois plus importante que les retombées des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki ». Ce livre a été réédité plusieurs fois et est disponible dans plusieurs langues, dont l’édition publiée dans les Annales de l’Académie des Sciences de New York (Chernobyl, Consequences of the Catastrophe for People and the Environment, 2015).

[7] Atomic Energy Commission (AEC) : la Commission de l’énergie atomique des États-Unis était une agence du gouvernement des États-Unis créée après la Seconde Guerre mondiale pour encourager et contrôler le développement de la science et de la technologie atomiques. Elle a été dissoute en 1974 au profit de la création de nouvelles agences.

[8] Une particule chaude est un petit agglomérat de matière très radioactif dont la taille est comprise entre quelques nanomètres et quelques millimètres. Les particules chaudes sont formées après un accident nucléaire comme ceux de Tchernobyl et Fukushima ou l’explosion de bombes atomiques ainsi que lorsque des déchets radioactifs de haute activité ne sont pas manipulés correctement (dans le cas des retombées lointaines, leur taille est inférieure à 20 microns). Leur composition en différents radionucléides est variable selon l’origine.

[9] UNSCEAR : « Le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) a été créé par l’Assemblée générale des Nations unies en 1955. Son mandat au sein du système des Nations Unies est d’évaluer et de rapporter les niveaux et les effets de l’exposition aux rayonnements ionisants. Les gouvernements et les organisations du monde entier s’appuient sur les estimations du Comité comme base scientifique pour évaluer les risques liés aux rayonnements et pour établir des mesures de protection ». Source : unscear.org.

[10] « Le Forum Tchernobyl, créé à l’initiative de l’AIEA, s’efforce de rassurer les habitants des villages touchés en publiant des déclarations factuelles faisant autorité sur les effets sur la santé de l’exposition aux rayonnements résultant de l’explosion du réacteur et de ses conséquences sur l’environnement. Le forum, qui comprend huit organisations des Nations unies, le Belarus, la Russie et l’Ukraine, s’est réuni à Vienne les 10 et 11 mars 2004 au siège de l’AIEA. M. Abel González, directeur de la sûreté des rayonnements et des déchets à l’AIEA, a déclaré que des informations contradictoires avaient provoqué une confusion et des souffrances considérables ». Source : iaea.org.