Liège-Décroissance

Malaise dans la start-up nation

L’éditorial du journal bimestriel La Décroissance de janvier-février 2025, par Pierre Thiesset

Mars 2020. Le gouvernement, derrière son « chef de guerre » Olivier Veran, se donne pour « mission » d’isoler « tout le monde ». De « fermer tout ce qui peut l’être », « tout un pays ». La population est condamnée à la réclusion, privée de contacts, d’activités, de travail, d’école, rivée aux écrans, maintenus dans la paranoïa par les chaines d’information. En agissant ainsi, le ministre de la Santé savait pertinemment qu’il déclencherait « une vague de dépressions à venir[1] ». Le résultat ne s’est pas fait attendre.

Et voilà que la même Big Mother maltraitante se met désormais à notre chevet pour faire de la santé mentale la « grande cause nationale » de l’année. Il est vrai que la situation est grave. Les experts de notre société technicienne l’ont chiffrée : la tyrannie covidiste a engendré un doublement des états anxieux et dépressifs. La jeunesse est particulièrement touchée. À cette détresse collective, des médecins répondent par la chimie : un quart de la population ingurgite des neuroleptiques, antidépresseurs, tranquillisants et autres régulateurs de l’humeur. Record du monde. Chez les mineurs, la consommation de psychotropes a « doublé entre 2010 et 2021[2] ».

Bref, ça craque. Et ça coûte, se plaignent les bureaucrates : le traitement des « troubles » psychiques « représente le premier poste de dépenses de l’assurance maladie, plus de 25 milliards d’euros, devant les cancers, devant les maladies cardiovasculaires », énumère Francois Bayrou. Sans parler de la perte de productivité, des arrêts maladie d’une main-d’œuvre en état d’épuisement avancent.

Aussi, désireuse de contribuer au redressement de la nation, La Décroissance a concocté un dossier spécial sur cette « grande cause ». Non pas pour suggérer des remèdes miracles afin que les individus fonctionnent efficacement. Mais pour poser des questions. Car quand la souffrance psychique est si massive qu’elle touche « chaque année un Français sur cinq », il est temps d’appliquer le fameux programme de Gébé : on arrête tout, on réfléchit.

La « dégradation généralisée[3] de la santé mentale met en cause notre civilisation de croissance. Si le négatif surgit partout, c’est bien que les sujets ne s’adaptent pas si facilement aux conditions de vie qui leur sont faites. Qu’un malaise existentiel s’exprime. Visiblement, des humains, trop humains, ne parviennent plus à soutenir la course à la performance, souffrent de la désagrégation des liens, du manque de sens et de perspectives, de l’emprise technologique et marchande, de l’enfermement croissant dans un milieu artificiel. « Dès qu’il s’agit de l’existence, au lieu de médicaliser, on devrait s’interroger sur les raisons de ces difficultés à vivre dans une société souvent invivable et poser les vraies questions concernant un monde décadent qui pousse la logique de son système économique jusqu’à l’absurde et au suicide », écrivait le psychiatre Edouard Zarifian[4]. C’est ce que nous essayons de faire dans ce numéro : nous interroger sur le type humain que produit notre société et la crise spirituelle béante qu’elle ouvre.

La Décroissance est sous-titrée le « journal de la joie de vivre ». Non pas pour faire croire qu’en le lisant, vous allez positiver niaisement, ou que notre mouvement d’idées a pour horizon un bien-être sirupeux, sans conflit, sans douleur morale, sans tragique, sans contestation. Mais en référence à un précurseur de la décroissance, Nicholas Georgescu-Roegen, pour qui le véritable but de l’économie devait être « un flux immatériel : la joie de vivre ». La décroissance consiste avant tout à remettre les fins et les moyens à leur place. L’être humain n’est pas un moyen, un instrument, une ressource, un producteur-consommateur au service du développement illimité – « La science découvre, l’industrie applique, l’Homme se conforme », comme le disait la devise de l’Exposition universelle de Chicago de 1933. Mais il est une finalité, un sujet. Sa souffrance psychique actuelle peut être entendue comme un cri lancé à la face de la start-up nation : la vie est ailleurs que dans le PIB. La décroissance commence par notre désaliénation.

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[1] Toutes ces citations sont extraites du livre d’autosatisfaction d’Olivier Veran, ancien ministre de la Santé reconverti dans le lobbying, Par-delà les vagues. Journal de crises au cœur du pouvoir, Robert Laffont, 2022.

[2] Haut-commissariat au Plan, La prise en charge des troubles psychiques et psychologiques : un enjeu majeur pour notre société, juin 2024.

[3] Jean Sol et Victoire Jasmin, Après le chocde la crise sanitaire, réinvestir la santé mentale, Sénat, 15 décembre 2021.

[4] Des Paradis pleins la tête, Odile Jacob, 1994.